La laïcité ou de la laïcité à l’attitude laïque

Le débat qui, dans les années 1980-1990 a animé la société française à propos de la laïcité a eu comme premier effet de mettre en lumière le fait que cette idée ne concernait pas seulement le champ de l’Ecole mais tous les domaines de la vie démocratique. Cette idée de laïcité est du reste trop peu connue. Même l’enseignement de son histoire est peu développé et souvent incomplet, dans la mesure où il se borne à l’arsenal juridique en vigueur dans la République. Or la laïcité est une notion vaste, vivante, et dont on ne peut saisir la richesse que si on la considère non comme une contrainte mais comme la condition même de l’exercice des libertés.

D’où la longue histoire de la laïcité, marche par définition inachevée, que nous envisagerons sous trois aspects complémentaires :

  • une longue marche philosophique au cours de l’histoire humaine, qui se confond souvent avec la conquête de l’humanisme et de l’a-dogmatisme, prenant de ce fait la dimension d’une laïcité de combat

  • une traduction institutionnelle de cette laïcité, lente conquête de l’esprit humain prenant la forme d’une triple laïcisation, l’Ecole, la vie sociale, et la séparation des Eglises et de l’Etat, acte fondateur.

  • une constante mise en chantier de l’attitude laïque au regard des enjeux d’une société vivante.

Nous tenterons en conséquence d’approcher la laïcité comme philosophie personnelle, comme éthique : de la laïcité à l’attitude laïque.

L’idée laïque, un long cheminement dont les origines remontent à l’Antiquité.

Dans ce raccourci, nous repérerons ce qui nous sert aujourd’hui à situer la laïcité.

Elle n’est au fil de l’Histoire, jamais nommée. Ce qui fit dire à Ferdinand BUISSON qu’elle est « un néologisme nécessaire ». La question de la liberté de conscience est une question fondamentale, notamment pour les philosophes, de même que les conditions d’expression de cette liberté. La laïcité, nommée ou non, concrétisée ou non par la Loi, concerne l’individu quel que soit le lieu ou l’époque, dès lors qu’il veut s’émanciper d’une autorité imposée à l’esprit. Elle est donc en fait constitutive de la recherche humaine. « Rien de ce qui est humain ne lui est étranger ».

Au regard de l’Antiquité grecque, d’ailleurs, la question est d’emblée posée : s’affrontent deux mouvements contradictoires de la pensée :

  • les certitudes métaphysiques (les dieux guident la pensée et les actes)

  • l’affirmation de l’autonomie de la pensée individuelle, l’éthique du débat et la raison comme principe.

C’est, en Occident, l’installation du Christianisme qui fera oublier cette dualité philosophique fondamentale qui ne réapparaîtra que vers les XIème et XIIème siècles, sous l’influence de philosophes « réveilleurs » qu’il conviendrait, aujourd’hui, de redécouvrir. Le débat entre foi et raison, productif de pensée se verra à toutes les époques enfermées par la Chrétienté dans la pensée dogmatique. La laïcité, si elle n’est pas nommée, est une laïcité de combat, nécessaire pour la revendication essentielle de la liberté de l’esprit.

C’est la Renaissance qui verra émerger fortement le culte de la raison, y compris au sein même de la Chrétienté et la naissance du principe du libre-arbitre.

Prédominance de la raison, très liée à l’essor des découvertes scientifiques qui ébranlent les certitudes (Galilée, Kepler, Copernic), et qui seront fortement condamnées

Installation du doute critique comme méthode de pensée (Descartes)

Dans le même temps, on assiste à la naissance de l’Etat comme pouvoir civil autonome, libéré de la tutelle du religieux (ce qui ne signifie pas la disparition de l’influence du religieux).

On voit donc poindre dans ce redoutable raccourci deux aspects de ce qui fera l’objet même de l’idée laïque :

  • sa dimension proprement philosophique

  • sa dimension institutionnelle : si l’Etat et les institutions demeurent sous le joug d’une pensée unique imposée, religieuse ou non, la liberté de conscience ne peut exister, son expression est impossible, voire interdite.

On voit bien, au passage, que cette conquête de l’esprit humain dépasse le cadre de la France. Et qu’au regard de ce cheminement, la question des racines de l’Europe se pose avec clarté : les racines chrétiennes n’en sont véritablement qu’un des aspects.

Il serait long et fastidieux de faire ici l’historique, à partir de ces remarques, de la conquête de la laïcité en France depuis la Révolution Française de 1789, dans sa volonté de faire un « homme nouveau », jusqu’à l’aube de la Troisième république, moment décisif pour la pensée laïque. Il suffira de rappeler, dans ce grand œuvre révolutionnaire, que sont en œuvre trois types de laïcisation : celle du Pouvoir, même sans séparation de l’Eglise et de l’Etat, (1790 : constitution civile du clergé), celle de l’Etat Civil (1792), celle de l’enseignement, sous l’influence de Condorcet qui souhaite un enseignement qui « n’admette l’influence d’aucun culte ».

D’inestimables avancées qui tentent de résister au désir de rétablir l’ordre ancien, et qui aboutiront à la naissance de deux France nettement en opposition, et à la naissance d’un anticléricalisme revendiqué et de combat, qui marquera de son empreinte tout le dix-neuvième siècle. Un anticléricalisme qui revendiquera parfois un athéisme nécessaire, inspiré de la foi dans le progrès, dans la « religion positive » d’Auguste Comte, dans le « Dieu c’est le mal » de Proudhon. De grands noms mériteraient qu’on s’y arrête : Michelet, Littré, Quinet…Ces positions, très populaires, deviennent de plus en plus radicales. Le combat pour la laïcité revêt le caractère d’un anticléricalisme militant et nécessaire, important à saisir pour comprendre les débats d’aujourd’hui.

La grande œuvre de la Troisième République

Trois grands chantiers caractérisent cette riche période de notre Histoire :

  • la naissance de l’Ecole républicaine

  • la laïcisation de la vie sociale

  • la Séparation des Eglises et de l’Etat

Ne nous attardons pas sur les deux premiers, bien connus, le premier illustré par l’œuvre de Jean Macé (« faire des électeurs, pas des élections… ») et de Jules Ferry. Une Ecole qui, outre sa fonction de formation d’individus libres de leur pensée, est le bel instrument de l’intégration à la République naissante. Une Ecole dont la fonction moralisatrice fait l’objet de débats passionnés : comment établir une morale indépendante des religions ?

La laïcisation de la vie sociale, quant à elle, verra l’adoption de lois essentielles dont on oublie aujourd’hui qu’elles ont été conquises de haute lutte : citons le droit d’association (juillet 1901) dont nous avons quelque peine à imaginer qu’elle a pu ne pas exister !

Faisons un sort particulier à cette Loi fondamentale de décembre 1905, loi de séparation des Eglises et de l’Etat.

Cette loi constitue le pilier de la laïcité contemporaine, au plan institutionnel comme, par contrecoup, au plan philosophique, même si le mot laïcité n’y figue pas. Il faudra attendre la Constitution de 1958 pour affirmer que la France est une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

Cette loi, somme toute peu connue, et qui a connu depuis sa promulgation de nombreuses adaptations, contient les éléments essentiels qui permettent de faire vivre la laïcité. Elle est dotée de plus d’une très forte portée symbolique dans la mesure où elle garantit :

  • la liberté absolue de conscience

  • la stricte séparation du politique et du religieux (la Puissance Publique n’a rien à dire sur le religieux, lequel n’a rien à imposer à la Puissance Publique)

La loi de Séparation est une loi de conciliation et d’apaisement, pour laquelle à l’issue de longs et houleux débats à la Chambre, il a fallu l’habileté, la tolérance d’Aristide Briand et de Ferdinand Buisson pour aboutir. Avec Jaurès, ces hommes ont fait preuve d’une rare sagesse politique en même temps que de dons stratégiques.

Je veux, de ce débat et de cette loi, mettre en lumière quatre caractéristiques qui, si elles ont prévalu à l’époque, n’en n’éclairent pas moins avec acuité le débat laïque d’aujourd’hui . il faut souligner la grande importance de la dimension juridique et politique de la loi.

La laïcité de combat pour la liberté de conscience ne doit pas se constituer en camp chargé d’une idéologie ou d’un dogme, fût-il non religieux. Elle n’ »épouse » pas des idéologies particulières, science, progrès, athéisme…, la laïcité ne peut être séparée de la question sociale : accès au savoir, à la culture, à la justice… la constitution de 1946 est en germe.

Une morale laïque est possible. Ce qui a été l’objet d’un débat difficile. L’étude approfondie de l’itinéraire de Ferdinand Buisson est à cet égard éclairant.

Laïcité et société d’aujourd’hui

Un espace de liberté et de construction individuelle.

Qu en est-il ? Marcel Gauchet parle à juste titre de « désenchantement du monde ».

La société française a cessé depuis longtemps d’avoir comme référence une vision du monde unique, totale, et à fortiori dictée par une quelconque transcendance ou une idéologie unificatrice. La primauté accordée à la conscience individuelle face aux grands problème d’aujourd’hui est évidente : « se faire son opinion ». D’où le sentiment assez partage d’un manque de repères, souvent invoqué. Or la laïcité, si elle repose sur un ensemble juridique efficace et bien identifié, ne propose aucun « système de pensée », aucune vision, aucun projet global identifiable. C’est à la fois sa richesse et sa faiblesse. Il ne faut pas considérer que la laïcité, à l’opposé des religions, est par nature le domaine de la non-croyance, de l’athéisme, de l’agnosticisme. Elle exige que soient reconnus comme égaux dans leur libre expression aussi bien les mouvements de pensées non religieux, voire s’opposant ou critiquant la religion, et les religions elles-mêmes. Elle est l’espace indispensable de construction de la pensée individuelle en toute liberté de conscience, et impose par essence la nécessité de se confronter sans restriction et à l’aide du doute critique à toutes les questions vives qui agitent notre société. Elle est, en conséquence, la possibilité offerte de construction d’une éthique individuelle et d’une morale concomitante. {{2}}

Mais la société est diverse :

L’esprit du législateur en 1905 était de constituer la laïcité en ciment de l’unité nationale. Une déclinaison de sa dimension universelle, au risque d’en faire une religion civile.

Or la société d’aujourd’hui est fondamentalement différente de celle de 1905. Elle est diverse par les individus qui la composent, et par les communautés qui la composent. La société est composée d’individus et de groupes qui co-existent, se choquent, s’ignorent. On a du mal à repérer le destin commun dont parle Rousseau, dans cette extrême diversité. Une identité nationale ne peut se construire que dans le sentiment d’appartenance à une identité culturelle forte.

Nous avons donc à jouer (et à débattre…) avec deux notions qui ne se superposent pas (ou plus) : la nation et la société. L’enjeu majeur de la laïcité est donc de conjuguer harmonieusement : la République indivisible et la diversité sociale et culturelle. En sachant que :

  • une particularité culturelle ne peut s’intégrer que si elle est entendue

  • sa libre expression ne peut se développer que dans le respect de la loi commune.

On voit donc bien qu’il s’agit d’allier la reconnaissance des cultures présentes dans le pays, leur nécessaire égalité devant la loi, y compris dans le respect de la loi. L’indivisibilité constitutionnelle exclut donc de fait le communautarisme comme simple juxtaposition des cultures, et à fortiori comme enfermement des diverses cultures sur elles-mêmes, sous le prétexte de leur légitimité et de leur reconnaissance. L’alchimie en jeu est résolument plus complexe. Il faudrait ajouter à cette approche franco-française le sentiment à développer d’appartenance à la communauté européenne (un sujet à lui seul tant est diverse en Europe la conception de la laïcité, et le sentiment de plus en plus prégnant d’appartenance à la communauté planétaire) le « tout monde » dont parle si bien Edouard Glissant.

L’ « attitude laïque » permet à l’évidence d’éviter la dispersion, de se « situer » clairement et de débattre, y compris de la laïcité elle-même conçue comme un chantier permanent.

Cette approche « éthique » de l’attitude laïque autorise d’autant plus à lutter contre les exceptions républicaines quant au statut de la laïcité (Alsace-Moselle et départements d’Outre Mer) et à constituer l’Ecole Publique et républicaine comme l’espace fondamentale d’éducation à la laïcité

Enjeux actuels de la laïcité

Une des difficultés de la laïcité est l’absence de définition claire, qui semble autoriser chacun à sa propre interprétation et sa propre lecture. D’où le flou de certaines positions lorsque, à l’Ecole ou en d’autres espaces, la question de la laïcité se pose d’une manière plus aigue. C’est que, si la laïcité repose sur un certain nombre de dispositions juridiques, absolument nécessaires et qui doivent demeurer la référence, elle dépasse largement ce cadre et constitue bien une philosophie.

Je reprends volontiers une approche, certes imparfaite, de définition figurant dans le « projet de charte universelle de la laïcité au 21ème siècle », signée par plus de 120 universitaires et présentée au Sénat le 9 décembre 2005 :

« Nous définissons la laïcité comme l’harmonisation, dans diverses conjonctures socio-historiques et géo-politiques, de trois principes : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective : autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains. »

Cette définition, certes très large implique :

que la laïcité « à la française », sans être exportable en l’état, peut s’appliquer ou être recherchée quel que soit le contexte, qu’elle n’appartient à personne et des « bribes » de laïcité existent sans doute y compris dans des pays où elle ne fait pas l’objet de dispositions constitutionnelles

que la laïcité ne constitue pas un système de pensée clos, mais qu’elle irrigue, au-delà des systèmes de pensée, le politique, le juridique et le social

que, sans être nécessairement un objet de combat, sa défense s’impose si par hasard ou imprudence, elle n’est plus en arrière-plan de la vie du pays, ou si ses éléments constitutifs encourent le risque de subir quelques « aménagements » qui en affaibliraient la portée.

De la laïcité à l’attitude laïque

Il y a longtemps déjà, Claude Nicollet distinguait la laïcité institutionnelle et la laïcité intérieure. Une approche qui a été sans doute la respiration nécessaire à une laïcité que l’opinion publique assimilait trop souvent exclusivement à l’anticléricalisme. La difficulté est de ne pas rendre ces deux approches étrangères l’une à l’autre, mais de les inscrire dans une dynamique, un aller-retour permanent.

La vigilance s’impose en permanence. Car on voit bien que la société d’aujourd’hui, par sa complexité et ses fragilités, entr’ouvre la porte à un retour du religieux qui, pour être légitime chez chacun s’il le souhaite, est aussi la porte ouverte à toutes les errances.

Mais l’attitude laïque, dépassant le cadre de la tolérance, est une dynamique de l’écoute de l’autre et du respect absolu de ses interrogations. « il y a un château dans l’âme où Dieu lui-même ne pénétrerait pas » (Maître Eckart). La seule certitude qui vaille, c’est l’Homme, face à lui-même, et la seule attitude laïque qui vaille est celle du doute critique, y compris vis-à-vis de la laïcité elle-même. Attitude qui n’empêche nullement les convictions et la lutte.

La laïcité n’est pas et loin s’en faut, la simple observance de règles du vivre ensemble, elle n’est pas plus une idéologie parmi d’autres, elle est une activité de l’esprit.

Retour en haut